Mes amis ont toujours eu un point commun : appartenir à cette catégorie de personnes pour qui les choses ne vont pas d’elles-mêmes. Les choses étant en premier lieu la vie. Pour certains, la vie, ça va de soi. Pas la vie au sens des emmerdes. Tout le monde rencontre des emmerdes plus ou moins douloureuses ou graves. Tout le monde a des difficultés. Mais certains, en-dehors des périodes d’emmerdes, et bien, ils vont bien. Enfin… Ils voient pas pourquoi ça irait pas. Si ça va, c’est que ça va. Et puis ça va ou ça va pas. Pour d’autres, pour mes amis, c’est différent. Etre en vie n’est pas une chose naturelle, simple qui se vivrait avec une facilité innée. Cette facilité-là, ils ne l’ont pas eue à la naissance. On les a floués à un moment très lointain, tellement lointain qu’ils ne s’en souviendront jamais. Face à ça, ils ont des réactions différentes. Certains aspirent à l’acquérir même si ça leur demandera des années de travail sur soi. D’autres espèrent ne jamais l’avoir, toujours vivre l’existence comme un mystère difficile, et même douloureux, parce que ça leur semble plus beau, ou plus juste, ou plus eux-mêmes, ou plus inspirant. Avec ma meilleure amie, on voulait juste trouver notre équilibre dans ce déséquilibre total. Trouver une voie médiane qui nous permettrait de vivre sans être totalement les victimes de ces grands huits existentiels. S’accorder un peu, de temps à autre, avec le monde. Et parfois être encore suffoquées par son intensité. Parce qu’il ne s’agit pas d’être déprimé par un faisceau de causes structurelles et conjoncturelles précises. Il fait moche, je suis seul, j’ai pas de thune, je me suis engueulé avec mes parents. C’est autre chose. C’est un sentiment d’absurdité qui peut étouffer. Mes amis, j’en ai vus s’effondrer. S’écrouler. Tomber dans des gouffres de souffrances. Vibrer comme personne. Avoir la chair de poule pour la magie d’un instant. Et être prêts à rechuter cent fois pour cet instant-là. Et tous ceux qui paraissaient ainsi si totalement inaptes à l’existence sociale qu’on exigeait d’eux, c’est également ceux qui vivaient les jours avec le plus de puissance. Certains en rêve, certains préféraient s’imaginer des vies différentes et des super-pourvoirs. D’autres restaient enfermés chez eux à écouter toute la musique existante ou regarder tous les films du monde. Et puis ceux qui y allaient quand même, qui pensaient que leur fragilité c’était leur force poétique et qu’il fallait l’éprouver face au monde, de Londres à Milan. Aucun n’avait de solution, trop bien placé pour savoir que le problème c’était précisément qu’il n’existait pas de solution, mais chacun a fait son choix. Et forgé une vie différente.
Mes amis auront toujours quelque chose de l’adolescence, quoiqu’ils en disent, quoiqu’ils fassent. Mais la plupart s’en sort bien. Pas tous. Certains sont restés coincés quelque part sur le bord du chemin, sans aucune aide possible.
Et une, celle qui m’a fait lire la Modification de Butor, vit dans la rue depuis dix ans. Et elle, l’intensité de la vie et les grandes phrases sur l’existence, elle en a plus rien à foutre. Pourtant, s’il y en a une qui supporte l’absurdité au jour le jour, c’est elle.