Jeudi jour glorieux. Jour des seigneurs. Jour du Suprême. Comme la vie de pigiste est au-delà de la simple précarité juste une existence misérable, (
lui, il en parle avec brio - comme à son habitude) il faut bien aller vendre sa force de travail ailleurs pour arrondir les fins de mois - surtout quand on a un déménagement en vue. Nota Bene : JE CHERCHE TOUJOURS UN APPART...
Elle nous avait trouvé un plan "travaillonspluspourgagnerplusetvoyonsgratuitementleconcertdeNTM". Le fameux Bercy de reformation du groupe devait être enregistré et le cd du live vendu 10 minutes après la fin du concert. (Excellente idée pour se faire plus de thunes, jouer à mort sur l'émotionnel, l'achat compulsif)
15h : On croise Kool Shen. La journée commence bien. Je feins un air détaché du genre "bah ouais, c'est Kool Shen quoi, normal" et puise dans toutes mes réserves, des heures passées à pratiquer les Exercices Spirituels de Saint-Ignace de Loyola pour ne pas me rouler à ses pieds en hullulant de plaisir.
15h30 : Un rastaman nous explique dans un franglais approximatif que ce concept de cd live instantané est révolutionnaire. Ca doit être ça l'esprit corporate. Il essaie de nous faire croire qu'on va participer à quelque chose d'exceptionnel, une première en France. Je crois qu'il a pas bien saisi que la révolution du jour c'était la reformation du Suprême. Malheureusement pour lui, les gens embauchés pour ce genre d'opération sont généralement des étudiants sur-diplômés. Résultat il se heurte à un mur de scepticisme "mouais, ça a déjà été fait", "au fait, on est payé au black ou y'a un contrat ?", "on est payés quand ?", "on finit à quelle heure ?"
16h07 : on est tous avachis dans un couloir de Bercy (qui ressemble d'ailleurs étrangement à une piscine municipale des années 70). Cette fois impossible de me retenir, je glapis d'excitation en voyant passer le matos de Sefyu - le gardien de mon frère. Entre-temps, j'ai glissé 200 jaquettes dans 200 boîtiers vides. Rappelons que j'ai fait un DEA de sémiotique sur les difficultés d'appréhension du monde via la sémiose verbale.
17h30 : on recroise Kool Shen qui sort tranquille de la cantine. J'ai encore envie de lui sauter au cou mais comme tout le monde je fais semblant que je m'en branle.
17h33 : un remous dans le couloir, brusque agitation. Le vigile (3 mètre sur 2) nous saute dessus et nous plaque violemment contre le mur pour laisser passer Joey Starr.
17h34 : Joey est passé.
18h : on rentre dans la salle pour écouter les balances.
18h01 : on se fait jeter.
18h06 : on se faufile par une autre porte. Moment magique, Bercy vide, immense, les balances de NTM, ils ont pas l'air au point, stressés. Ils balancent du Nirvana.
18h07 : en pleine extase, je m'urine dessus.
18h30 : on retrouve rastaman. Il a l'air dépité et nous annonce que "ça va pas être possible, NTM refuse pour l'instant". Ils préfèrent écouter le cd avant de le vendre. Bref, on est un peu au chômage technique. Pour nous occuper, nos patrons visiblement assez portés sur l'usage de drogues douces nous envoient harceler les premiers spectateurs pour récupérer leurs adresses mails. Moi, j'ai pas envie d'embêter les gens. Surtout que ceux qui donnent leurs adresses c'est toujours de pauvres gens qui se sentent obligés, qui ne comprennent pas du tout qu'on va leur pourrir leurs adresses avec du spam. Des gens défaitistes qui ont toujours la crainte de ne pas être en règle, de ne pas faire comme il faut. Par contre, nos amis les bourgeois n'ont aucun problème à nous envoyer chier d'un geste de la main comme s'ils chassaient un moucheron de leur vue.
Parmi mes collègues, y'en a qui sont sans pitié. On dirait qu'ils veulent vraiment faire leur boulot ces rats. Je trouve pas ça très solidaire avec moi qui glande mollement.
Toutes façons, j'ai horreur quand les chefs nous donnent à faire des choses absurdes pour justifier nos misérables salaires. Ils doivent se dire qu'ils ont acheté notre force de travail et qu'il est hors de question de ne pas l'utiliser. Quitte à en devenir contre-productif.
20h30 : Sur le planning, on est officiellement en pause. Là, vous vous doutez que le planning est mensonge. En réalité, on est dans les sous-sols de Bercy, au fond d'un local de 9 mètres-carrés. Elle a un ordi sur les genoux et peste contre les claviers qwerty. Je me ronge les ongles à toute vitesse. Putain on va rater Sefyu, on va rater Sefyu, on va rater Sefyu. Quand je suis sûre qu'il ne me reste plus aucun ongle, je mords directement dans la peau. Les murs se mettent à trembler, je lève une tête affolée. Le concert commence. Du sang plein la bouche, j'attaque ma deuxième phalange. Putain je suis en train de rater Sefyu, je suis en train de rater Sefyu.
Seule distraction, l'arrivée triomphale d'une de nos zélées collègues. C'est tout juste si elle a pas sorti le microphone pour annoncer "j'ai rempli 10 pages de mails". (Au passage, je précise que j'en ai fait deux). On lui balance que maintenant faut qu'elle les tape sur l'ordi et on se barre.
21h30 : Nique Ta Mère. C'est extra-ordinaire. Incroyable. Un truc de dingue.
Evidemment, c'est un peu plus Carnival que Seine Saint-Denis. Autrement dit on privilégie le zouk sur le crâmage de voitures. Mais de nos jours, quand on s'appelle Joey Starr, on peut difficilement dire "on va tout brûler parce que l'Etat nous ignore, nous méprise". C'était un peu la gageure de ce concert, trouver le bon ton et la bonne attitude.
01H40 : Allongée dans mon lit. Nuit noire. Les yeux écarquillés, je fixe le plafond d'un air ahuri. Putain faut que je dorme, faut que je dorme, faut que je dorme. Mon chat roupille tranquillement sur mon ventre. En apparence tout a l'air calme. Mais dans mes oreilles y'a un putain de vacarme assourdissant à base de pop pop pop pop. Pour le hip-pop. La Seine Saint-Denis bébé. Tintin, tinlintintintin - vous aurez reconnu Nirvana n'est-ce pas ? - Merde, je me lève dans cinq heures. J'arriverai jamais à dormir.
Le lendemain, on apprend que NTM a définitivement refusé l'opération cd live. Nos employeurs y perdent pas mal de thunes et envisagent de les trainer en justice. Ce qui ne manque pas de piquant c'est que nous, on n'a évidemment pas signé de contrat et qu'on s'est tous fait enculer de 10 euros sur la paie du jour. Mais ça, évidemment, c'est pas très grave...